René Thomas est né le 25 fevrier 1926 (et non pas 1927 comme il est indiqué partout dans la « littérature jazz »), une bonne cuvée pour le jazz puisqu’entres autres John Coltrane, Miles Davis et même l’autre grande figure du jazz belge Bobby Jaspar viennent au monde cette année là.
René côtoie très jeune le monde de la musique mais il n’apprend ses premiers accords de guitare qu’un peu plus tard, vers dix ans, grâce à l’ami italien de sa grande soeur Juliette. Il découvre assez rapidement Django (qu’il rencontrera à Paris pendant la guerre) et se penche sur les chorus infernaux du géant manouche. C’est à l’âge de treize ans, juste avant la guerre, que René apparaît dans quelques concerts à Liège, accompagnant la chanteuse Mary Drom, mais la véritable révélation sera la rencontre avec le « père », Raoul Faisant, alors meilleur saxophoniste de jazz de Liège. Les premiers enregistrements existants ont lieu en 1943, à Bruxelles, René joue dans l’orchestre de l’accordéoniste belge Hubert Simplisse.
L’arrivée des américains pour la fin de la guerre sera un véritable catalysateur pour le jazz en Belgique et en Europe : ceux-ci y amènent leur V-discs et on entend alors à Liège la musique qui se joue de l’autre côté de l’Atlantique. René est devenu un des meilleurs guitaristes belges et il enregistre quelques acétates avec des Américains ou des amis liégeois (Léo Flechet, Jack Sels …). Les années 45-50 seront aussi les années Bob Shots, la formation la plus novatrice du jazz belge avec les deux amis de toujours : Jacques Pelzer et Bobby Jaspar. René ne fait pas partie des Bob mais les occasions de « faire la jam » ne manquent pas et une véritable entente musicale naît entre Thomas, Jaspar et Pelzer.
A partir de 1950, René et Jacques Pelzer se lancent dans l’exploration du Jazz cool, lancé par Konitz, Tristano, Bauer … René doit reprendre la fabrique familiale de sacs en toile de jute à la mort de son père en 1952 mais ces perspectives ne l’enchantent guère et il préfère descendre sur Paris, la capitale européenne du jazz, pour aller jammer avec les plus grands (Kenny Clarke, René Urtreger, Chet Baker, …) au Tabou et autres clubs à la mode. C’est pendant l’une de ces virées parisiennes qu’il rencontre le guitariste Jimmy Gourley, fortement inspiré par Jimmy Raney (et ses enregistrements avec S.Getz). René découvre alors un nouveau style de guitare qu’il va entièrement assimiler et même transcender en ajoutant ce toucher « manouche » qu’il tient de Django. Dans cette lignée, il grave à Paris, entre 1954 et 1956, deux LPs (pour Barclay et Vogue) et deux EPs (pour Polydor) en leader puis un EP avec Henri Renaud (pour Vogue).
Les départs de sa soeur à Montréal et de Bobby Jaspar à New-York l’incitent à faire le grand saut pour aller découvrir le continent américain et son jazz si novateur. C’est donc en avril 1956 qu’il part pour Montréal, après avoir visité préalablement New-York et décidé que le Québec était plus facile à vivre à cause de la langue. Là-bas, René est l’un des meilleurs guitaristes, il joue fréquemment pour la Montreal Jazz Society et rencontre beaucoup de musiciens américains (Jackie Mc Lean, J.R. Monterose, Jim Hall …) dont l’une de ses idoles, Sonny Rollins. Sonny qui l’engage pour un concert à Philadelphie est si emballé par le jeu de René qu’il le choisit pour enregistrer en 1958 son prochain album, Sonny Rollins & The Big Brass. Les quelques séjours new-yorkais lui permettent aussi de renconter quelques futures grandes figures du jazz, comme Herbie Hancock ou Wayne Shorter. Cette même année, René retrouve son ami liégeois Bobby Jaspar pour l’enregistrement du très bon United Notions de Toshiko Akiyoshi. Enfin, c’est en 1960 que René Thomas va graver son premier et unique LP sous son nom aux USA : Guitar Groove. On retrouve sur cet album paru chez Jazzland le ténor J.R. Monterose et des sidemen américains ; René s’est alors vraiment détaché du style Raney pour s’orienter vers une musique plus personnelle, le LP est magnifique.
1961 est l’année du retour au pays, pays qui va d’ailleurs célébrer ses deux nouvelles stars, Bobby et René, en les invitant à jouer au troisième festival de Comblain. Jaspar est très fatigué, il ne pourra pas exprimer son talent, mais René est présent (comme aux cinq prochaines éditions) pour un All Morning Long de dix minutes, en trio. Bobby se remet petit à petit et il décide de former un vrai groupe avec René, l’International Jazz Quintet, qui va naître à Ostende en août et mourir en janvier 1962, malgré l’intérêt qu’il suscite en Europe. Outre les trois mois au Blue Note de Bruxelles (tenu par le contrebassiste du groupe, Benoit Quersin) et plusieurs programmes TV et radio, cette association Thomas-Jaspar va enregistrer deux trésors dans les nouveaux studios RCA de Rome, le premier nous fait découvrir sur disque ce qu’on avait vécu en live à Ostende et le second n’est rien moins que le retour de Chet Baker : Chet Is Back. Deux chef-d’oeuvres qui resteront dans les annales du jazz européen. Après une participation avec John Lewis à la musique du film Una Storia Milanese du cinéaste italien Eriprando Visconti, les deux Liégeois s’embarquent pour une tournée au Ronnie Scott’s de Londres, puis le retour en Belgique sonnera la fin d’un des meilleurs groupes européens de Jazz.
Courant 1962, Bobby Jaspar voit sa santé se dégrader et il ne peut pas jouer à Comblain pour cette quatrième édition, c’est donc avec Jacques Pelzer que René apparaît au festival et qu’il va dorénavant constituer sa formation de prédilection. Il y a aussi l’organiste Lou Bennett qui propose à René de monter un trio avec Kenny Clarke, ils vont remplir le Blue Note parisien de nombreuses nuits. René côtoie beaucoup de grands jazzmen et joue même avec Jimmy Smith à Antibes. Il dit apprendre beaucoup de Kenny Clarke et aime bien Coltrane.
En 1963, René enregistre un bon nombre de disques avec divers musiciens, entre autres Sonny Criss, Lou Bennett, Jacques Pelzer, Ingfried Hoffmann … Il grave notamment un nouveau LP sous son nom, Meeting Mister Thomas, publié chez Barclay : encore un chef d’oeuvre qui est accueilli chaleureusement par la critique . L’association avec Lou Bennett sera prolifique avec trois LPs et de nombreux concerts à Paris et en Espagne. En 1965, on voit Thomas dans le groupe de Lee Konitz (notamment à Comblain) et il apparaît souvent avec Jacques Pelzer jusqu’en 1966. C’est cette même année que Downbeat célèbre René Thomas comme « meilleur guitariste méritant une plus grande reconnaissance ». En Europe, certains parlent du meilleur guitariste de jazz tout simplement, mais le jazz n’est plus à la mode et René prend du recul, restant chez lui une bonne partie de son temps.
C’est en 1968 que Jean-Marie Hacquier relance René Thomas pour un come-back français, accompagné de ses amis liégeois Robert Jeanne (sax) , Léo Flechet (piano) , Jean Lerusse (basse) et Felix Simtaine (batterie). Le groupe va tourner dans l’est de la France et en Belgique avec un répertoire plus orienté vers la musique de Miles et Coltrane. En 1969, on revoit René Thomas à Paris, avec Vince Benedetti puis J.R. Monterose (au Caméléon) et Lucky Thompson l’engage pour l’enregistrement de son nouveau LP, A Lucky Songbook In Europe.
De l’automne 1969 à l’hiver 1970, une nouvelle formation fait un malheur à Paris : le trio René Thomas, Eddy Louiss et Kenny Clarke (puis Bernard Lubat) joue un jazz puissant, animé par un groove inégalable, le LP qu’ils enregistrent en témoigne. Les critiques sont dithyrambiques et Stan Getz qui passe à Paris en juin 1970 reste estomaqué en voyant le groupe à l’Apollo. Dès lors, il décide d’enregistrer avec eux pour que l’Amérique les découvre et après deux semaines de répétitions publiques au Chat Qui Pêche en décembre 1970, le trio augmenté de Stan Getz part à Londres en mars 1971 pour l’enregistrement, en live au Ronnie Scott’s. Trois semaines de concerts et le double LP Dynasty sort chez Verve ; là encore, l’album est accueilli magistralement par les critiques, on parle du renouveau de S.Getz. René Thomas a donc participé au retour de Chet Baker et à la renaissance de Stan Getz, coincidences ? Le groupe se produit à plusieurs festivals au cours de l’été 1971 (Loosdrecht, Chateauvallon, Roermond …) et s’éteint peu après, sans avoir pu jouer aux USA, le syndicat des musiciens américains ayant mis son veto.
En 1972, René joue avec Pelzer et commence à côtoyer des jazzmen hollandais, puis il apparaît avec le groupe TPL (Thomas-Pelzer Limited) au premier festival de Liège. En 1973, il tourne beaucoup à Liège et en Hollande, avec des musiciens locaux, on le verra même avec Pelzer et Sadi à la Cave 22 de Liège, un concert probablement inoubliable. Il joue aussi au festival de Laren avec Etienne Vershueren et à Middleheim, il rejoint son vieil ami Sonny Rollins pour une version de seize minutes du standard de Miles, Four.
Enfin, René enregistre le LP TPL avec le groupe du même nom, constitué maintenant de Jacques Pelzer, du batteur free Han Bennink et de deux musiciens hollandais, Rein De Graaff et Henk Haverhoek, avec qui le guitariste liégeois va jouer assez souvent les deux dernières années de sa vie. René a véritablement changé de style, il joue beaucoup plus « modal », et compose des morceaux inspirés par le Coltrane deImpression. Le groupe TPL est programmé à Middelheim en août et après avoir retrouvé Eddy louiss et Bernard Lubat à Paris pour quelques concerts au Riverbop au printemps, René forme un groupe à Paris avec le pianiste Raymond Le Sénéchal chez qui il loge pendant le début de l’automne. C’est finalement au cours d’une tournée en Espagne de plusieurs mois avec Lou Bennett et Al Jones que René Thomas décède le 3 janvier 1975.
René Thomas est un guitariste hors norme, adulé par certains, admiré par la plupart des musiciens de jazz et malheureusement sous-estimé voire inconnu du « grand public ». Ceux qui l’ont connu font toujours référence à son talent incomparable d’improvisateur, à son oreille musicale exceptionnelle et à son humour. Jacques Pelzer résume bien ceci : « René ? C’était l’oreille, le feu, la technique, l’idée« . On dira qu’il a eu le tort de ne pas être américain et de ne pas faire de concessions artistiques, ou encore d’avoir vécu comme il jouait, mais c’est là tout son charme.
Colin GUILLAMOU, Webmaster du site Thomasia